J’ai eu la chance de travailler pendant mes deux ans de Master à l’Université de Paris 1 avec M. Laffargue. J’ai suivi d’abord son cours d’Intégration régionale et mondialisation et l’année suivante son cours d’Econométrie.
Je l’ai croisé récemment grâce à notre passion partagée pour la musique. Je reproduis ici l’hommage apporte par le collectif du CEPREMAP:
Le CEPREMAP déplore la disparition de Jean-Pierre Laffargue, décédé le 15 mars 2025. Ce collègue, qui fut aussi, pour nombre d’entre nous, notre professeur, laisse une empreinte indélébile sur les activités de macroéconomie du CEPREMAP.
Son investissement dans l’élaboration des méthodes numériques permettant de résoudre des modèles économiques de grande taille, non-linéaires et à anticipations parfaites a influencé de manière déterminante la communauté internationale des macroéconomistes. En effet, dans les années 1980, Jean-Pierre Laffargue décide de développer un algorithme permettant de résoudre tout type de modèle dynamique non-linéaire. Sa contribution déterminante sera de tirer profit de la plus grande rapidité et la plus grande stabilité de l’algorithme de Newton-Raphson en développant des méthodes minimisant l’espace mémoire nécessaire pour sa mise en œuvre opérationnelle en vue de réduire les temps de calcul. Cet algorithme de Laffargue fut publié en 1988 dans les Couvertures Oranges du CEPREMAP puis en 1990 dans les Annales d’Économie et de Statistiques.
C’est alors autour de cette avancée majeure dans les méthodes numériques pour l’économiste que s’est bâti le logiciel Dynare. L’algorithme de Laffargue est donc utilisé tous les jours par tous les macroéconomistes du monde entier, qu’ils soient des chercheurs universitaires ou des économistes de grandes institutions telles que le FMI, les FED, ou la BCE. Le travail de recherche fondamentale de Jean-Pierre Laffargue a contribué, et contribue encore aujourd’hui, à aider la décision publique en lui permettant d’utiliser les développements les plus récents de l’analyse macroéconomique pour évaluer et comparer différents scénarios de politiques publiques.
Fort de ces acquis méthodologiques, Jean-Pierre Laffargue contribuera au débat sur l’efficacité des politiques publiques en France. Initiant ce qui deviendra la tradition des travaux du CEPREMAP, il propose des modélisations originales de l’économie française permettant d’analyser et d’évaluer un grand nombre de réformes. À ce titre, ses travaux ont largement contribué à faire évoluer les cadres d’analyse utilisés pour la décision publique. En particulier, dans les années 1990, Jean-Pierre Laffargue a montré comment faire une synthèse, dans le cadre de modèles dynamiques, de l’ensemble des développements de la macroéconomie, tels que la concurrence monopolistique, la théorie des négociations salariales, etc., alors même que ces travaux venaient d’être publiés. Les modélisations développées par Jean-Pierre Laffargue seront alors utilisées pour évaluer une large gamme de politiques publiques, appliquées au cas de la France, telles que les exonérations de charge sur les bas salaires face au progrès technologique biaisé, la TVA sociale, l’imposition des revenus financiers, etc.
Jean-Pierre Laffargue a aussi été le professeur d’un grand nombre d’entre nous. À ce titre, nous le remercions de nous avoir appris la rigueur et le doute. Son humour, son appétence pour le débat et sa capacité d’écoute nous ont permis de partager facilement avec lui ses différents enseignements, en cours et en dehors.
Par Hélène Rey (Professeure d’économie à la London Business School, vice-présidente du CEPR, membre du Cercle des Economistes)
Publié le 22 nov. 2012 à 01:01Mis à jo3ur le 6 août 2019 à 00:00
Comment expliquer les différences de croissance économique entre pays dans le long terme ? Pourquoi certains pays réussissent-ils à accroître leur richesse pendant un certain temps, mais rencontrent-ils des difficultés ensuite ? Certains ont avancé que la localisation géographique était un élément clef : dans les pays tropicaux où la malaria est prévalente par exemple, la croissance de long terme n’est pas aussi élevée que dans un pays tempéré, en moyenne. D’autres ont pensé que la culture était un élément déterminant. Dans leur livre, Daron Acemoglu et James Robinson réfutent ces deux thèses et expliquent les succès et échecs des nations par la nature des institutions qui gouvernent la vie politique et économique des pays. En étudiant l’histoire d’un grand nombre de nations, ils concluent que les pays qui ont réussi à croître de façon significative sont ceux qui ont eu des institutions politiques et économiques inclusives, c’est-à-dire celles qui ont permis un partage des opportunités entre citoyens. En donnant le pouvoir au plus grand nombre, elles ont déclenché un cercle vertueux de stabilité et d’accès à l’éducation pour une grande partie de la population. A l’opposé, les pays qui se sont bâtis sur des institutions excluant le plus grand nombre et qui ont exploité les ressources naturelles ou humaines pour le seul bien-être d’une élite sont des échecs retentissants. Appliquant son analyse à l’Europe, Acemoglu explique la croissance européenne élevée de l’après-guerre par des institutions politiques inclusives et un pacte social fort, minimisant les inégalités économiques entre citoyens. De tels choix économiques et sociaux ont garanti la paix en Europe et ont constitué un changement important par rapport aux conflits antérieurs, tant internationaux qu’au sein même des pays (par exemple au sein de la république de Weimar). Ils ont pu être soutenus dans le temps grâce à un mode de croissance fondé sur une reconstruction de l’appareil productif dévasté par la guerre. Avec les années 1980-1990 vient la nécessité de changer ce modèle de croissance aux rendements décroissants, en faisant appel à l’innovation. Cette transition est amorcée à divers degrés par les pays européens et s’accompagne d’un accroissement des inégalités et du chômage. Certains pays, comme la Grèce, où le processus de démocratisation est récent, n’ont pas eu le temps de construire des institutions inclusives et un pacte social fort. L’entrée dans l’euro, au lieu d’accélérer la convergence des institutions, la ralentit en permettant à la Grèce d’emprunter à bas coûts ce qui conduit à relâcher la discipline budgétaire et à amoindrir les incitations aux réformes. Pour renouer avec la croissance et sortir de la crise, il faut donc maintenant construire une dynamique européenne autour d’institutions inclusives capables de gérer les conflits et de favoriser une convergence entre pays et au sein des pays. Ces institutions devront être capables de favoriser une large participation politique des citoyens européens. Mario Monti et Sylvie Goulard ne disent pas autre chose dans leur excellent livre « De la démocratie en Europe : voir plus loin » et ils soulignent que l’on peut concevoir diverses pistes, d’un régime parlementaire avec un gouvernement responsable devant le Parlement à un régime présidentiel plus inspiré du modèle américain. Mais une chose est sûre, si l’on en croit Acemoglu, la construction d’institutions inclusives est un processus délicat, car, au cours de l’histoire, les élites et les groupes d’intérêt s’y sont traditionnellement opposé. Ce sont donc les citoyens eux-mêmes qui doivent y pousser.
Alors que la macroéconomie semblait avoir réussi à juguler la probabilité de survenance d’une grave récession, la crise de 2008 a ébranlé nombre de certitudes macroéconomiques et fait ressurgir les débats sur la pérennité de la croissance. En réalité, le débat sur l’essoufflement de la croissance est beaucoup plus ancien : il apparaît dès les années 1930 et sa médiatisation remonte à 1972, date de la publication par le Massachussetts Institute of Technology du rapport Meadows, « The limits to growth ». Ce rapport démontrait que la recherche d’une croissance économique exponentielle ne pouvait conduire qu’à un dépassement des limites matérielles, et que la croissance allait s’arrêter en raison de la dynamique interne du système et également en raison de facteurs externes, au premier rang desquels l’énergie.
Par la stagnation économique qu’elle a engendrée dans les pays industriels, la crise a remis la réflexion sur la croissance au cœur du débat économique. D’aucuns ont perçu la crise comme le signe annonciateur d’une croissance qui s’essouffle (Gordon). Pour d’autres, la crise a mis davantage en exergue le phénomène de creusement des inégalités et de marginalisation des classes moyennes. Enfin, la crise a ravivé les débats sur les politiques de croissance, en particulier entre les partisans de politiques purement macroéconomiques et ceux qui préconisent des réformes structurelles.
Dans cet article, après avoir brièvement présenté les faits saillants du modèle schumpétérien, nous défendons l’idée que ce cadre de pensée n’a pas été invalidé par la crise, et qu’il demeure pertinent sur trois sujets. Tout d’abord, nous montrons que la croissance de la productivité est vraisemblablement mal mesurée, ce qui jette le doute sur l’idée de stagnation séculaire et réhabilite la théorie de la destruction créatrice. En outre, le paradigme schumpétérien démontre la nécessité des réformes structurelles pour soutenir l’innovation et la croissance. Enfin, il permet de repenser le débat sur les inégalités en montrant l’impact positif de l’innovation et de la destruction créatrice pour encourager la mobilité sociale.
1 – Le modèle schumpétérien
Le modèle de croissance schumpetérien développé en 1987 par Philippe Aghion et Peter Howitt (Aghion and Howitt, 1992) repose sur quatre idées inspirées de Schumpeter.
La première idée est que la croissance de long-terme résulte de l’innovation. Sans innovation, l’économie est stationnaire. L’économie stationnaire prévaut avant le capitalisme et fonctionne à l’image d’une boucle fermée se reproduisant à l’identique.
La deuxième idée est que l’innovation ne tombe pas du ciel et qu’elle est un processus éminemment social. Elle résulte en effet de décisions d’investissement (en recherche et développement, formation, achat d’ordinateurs, etc.) de la part d’entrepreneurs, vus comme les piliers du capitalisme. Contrairement aux classiques et à la vision marxiste, l’entrepreneur de Schumpeter ne se rattache à aucun groupe social particulier. Il est celui qui innove [1], qui crée. Il répond aux incitations positives ou négatives données par les institutions et les politiques publiques : ainsi, un pays qui connaît l’hyperinflation ou une protection des droits de propriété insuffisante découragera l’innovation.
Une troisième idée est le concept de destruction créatrice : les nouvelles innovations rendent les innovations antérieures obsolètes ; autrement dit, la croissance schumpétérienne met en scène un conflit permanent entre l’ancien et le nouveau ; elle raconte l’histoire de ces innovateurs d’hier qui se transforment en gestionnaires quotidiens sombrant dans la routine, essayant d’empêcher ou de retarder l’entrée de nouveaux concurrents dans leur secteur d’activité.
Une quatrième idée est que la croissance de la productivité peut être engendrée soit par l’innovation « à la frontière » soit par l’imitation de technologies plus avancées. Plus un pays se développe (c’est-à-dire se rapproche de la frontière technologique), plus c’est l’innovation qui devient le moteur de la croissance et prend le relais de l’accumulation du capital et du rattrapage technologique (de l’imitation).
2 – Le débat sur la stagnation séculaire
La crise de 2008 a remis au goût du jour les doutes sur la croissance et fait ressurgir l’idée de stagnation séculaire. L’idée de stagnation séculaire n’est pas nouvelle. En 1938, l’économiste Alvin Hansen expliquait lors de sa Presidential Address devant l’Association Américaine d’Économie (AEA) que, selon lui, les États-Unis étaient condamnés à une croissance faible dans le futur. Son raisonnement était fondé sur un ralentissement prévisible de la croissance démographique et une insuffisance de la demande agrégée. En 1938, l’économie mondiale se remet à peine des effets de la crise de 1929, et Hansen n’anticipe pas une Seconde Guerre mondiale qui aura pour effet de faire rebondir la dépense publique et donc la demande agrégée.
Plus récemment, à propos de la révolution Internet, Robert Solow énonce en 1987 le paradoxe selon lequel « on voit des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité ». Il fait le constat que la diffusion des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans l’économie américaine ne semble pas se traduire par des gains de productivité et de croissance significatifs. Ce constat est partagé par Robert Gordon (2000), pour lequel la révolution Internet n’est pas comparable aux précédentes révolutions industrielles ; la productivité de la croissance serait restée faible, et elle ne bénéficierait qu’aux secteurs producteurs de TIC. Pour Gordon (2012), le risque d’une stagnation séculaire reflète un problème d’offre. Gordon avance notamment l’idée que les grandes innovations ont déjà eu lieu, en utilisant la parabole de l’arbre fruitier : les meilleurs fruits sont également ceux que l’on cueille le plus facilement (low-hanging fruits), ensuite la cueillette devient plus difficile et moins juteuse.
Par ailleurs, l’éclatement de la crise des subprime de 2008 a conduit Larry Summers, et d’autres avec lui, à reprendre le terme de « stagnation séculaire » pour décrire une situation qu’ils jugent similaire à celle décrite par Hansen en 1938. L’idée défendue par Summers est que la demande en biens d’investissement est si faible qu’il faudrait un taux d’intérêt négatif pour rétablir le plein emploi et maintenir la production au niveau du potentiel.
L’idée de stagnation séculaire a fait des émules. En effet, huit ans après la crise des subprime, la plupart des économies développées accusent encore, en 2016, un retard de production, avec des écarts de production (output gap) qui restent creusés. Cette situation tranche singulièrement avec les comportements cycliques passés des économies consistant à ramener rapidement le PIB vers son potentiel. Cela conduit à s’interroger sur les causes de la perturbation du sentier de croissance survenue depuis presque dix ans et à relancer le débat autour de la « stagnation séculaire ».
La thèse de la stagnation séculaire liée est à l’insuffisance de l’offre est réfutée par plusieurs économistes : ainsi, Crafts (2002) évalue sur très longue période l’économie américaine et montre que la contribution de la diffusion des technologies de l’information et de la communication (TIC) à la croissance annuelle de la production et de la productivité serait, depuis 1974 et surtout depuis 1995, très largement supérieure à celle de la machine à vapeur et à la diffusion de l’électricité. En outre, Fraumeni (2001) et Litan et Rivlin (2001) montrent que l’évaluation de la croissance est minorée car de nombreuses formes d’améliorations dans la qualité de certains services (commerce, santé, …) induites par la diffusion des TIC ne sont pas prises en compte dans les statistiques de comptabilité nationale.
Les économistes schumpétériens ont une vision plus optimiste du futur que Gordon, et ce pour plusieurs raisons :
La révolution dans les TIC a amélioré durablement et de façon radicale la technologie de production des idées (Dale Jorgenson) en créant des externalités de diffusion positives entre secteurs. De fait, dans un travail récent, Salomé Baslandze montre que si l’effet direct de la révolution des TIC sur la croissance américaine a eu une durée limitée, par contre cette révolution a eu un effet indirect beaucoup plus pérenne. Elle a permis aux entreprises dans les secteurs les plus « high-tech », qui sont les secteurs les plus dépendants d’idées nouvelles dans les domaines ou secteurs connexes, d’améliorer la productivité de leurs activités de production et d’innovation. Cet effet de diffusion des connaissances a entraîné une réallocation des ressources productives des secteurs traditionnels vers ces secteurs « high-tech », qui a eu un effet important et durable sur la croissance américaine (Baslandze, 2016).
La mondialisation, qui est contemporaine à la vague des TIC, a considérablement augmenté les gains potentiels de l’innovation (effet d’échelle), ainsi que les pertes potentielles à ne pas innover (effet de concurrence). Ainsi, il n’est guère étonnant que nous ayons assisté à une accélération de l’innovation, en quantité et également en qualité – si l’on regarde notamment le volume et l’impact des brevets – au cours des dernières décennies. Ainsi, Akcigit et al. (2016) mettent en évidence le lien entre production des brevets et croissance de la productivité.
Néanmoins, cette accélération de l’innovation ne se reflète pas pleinement dans l’évolution de la croissance de la productivité, en particulier en raison d’un problème de mesure (Aghion et al., 2017). Ce problème de mesure a toutes les chances d’être exacerbé lorsque l’innovation s’accompagne d’un fort taux de destruction créatrice. Le graphique 1 infra montre que le nombre de demandes de brevets est positivement corrélé avec la croissance de la productivité du travail dans les États américains où la destruction créatrice [2] est plus faible, alors que la corrélation est négative dans les États américains où la destruction créatrice est forte. Le même phénomène prévaut lorsque l’on considère les secteurs d’activité : la corrélation entre la production de brevets et la croissance de la productivité est plus positive dans les secteurs qui connaissent le moins de destruction créatrice.
Graphique 1
Corrélation entre les demandes de brevets et la croissance de la productivité du travail aux États-Unis, 1994-2010
Source : Aghion (2017).
Pourquoi un surcroît de destruction créatrice implique-t-il davantage d’erreurs sur la mesure de la croissance de la productivité ? La raison en est que les instituts de statistiques ne savent pas bien décomposer ce qui, dans la croissance de la valeur monétaire de la production d’un secteur ou d’un pays, résulte de l’inflation ou d’une croissance véritable de la valeur réelle des biens. S’agissant d’un objet qui reste le même entre hier et aujourd’hui ou d’un objet qui n’est modifié qu’à la marge entre hier et aujourd’hui, on peut facilement distinguer ce qui est dû à l’inflation et ce qui correspond à une amélioration réelle de la qualité du bien. Mais comment faire lorsqu’un objet est remplacé par un autre objet entre hier et aujourd’hui ? Dans ce cas, les instituts de statistique ont systématiquement recours à l’extrapolation (en anglais : imputation) : autrement dit, pour chaque catégorie de biens, les instituts de statistique calculent le taux d’inflation à partir de l’inflation mesurée sur les biens qui n’ont pas été remplacés entre hier et aujourd’hui. Puis ils extrapolent cette mesure en déclarant que ce taux d’inflation correspond au taux d’inflation pour tous les produits, y compris ceux qui ont été remplacés entre hier et aujourd’hui. On peut montrer qu’à cause du recours à l’extrapolation, le taux de croissance de la productivité aux États-Unis a été sous-estimée de près de 0,6 point par an en moyenne sur les trente dernières années. De même en France, sur les dix dernières années, la croissance effective de la productivité dépasse de 0,5 point la croissance de la productivité mesurée ; autrement dit la croissance effective est le double de la croissance mesurée (Aghion et al., 2017b).
Enfin notre optimisme sur les perspectives de croissance future repose sur la constatation que de nombreux pays, à commencer par le nôtre, profitent avec retard et incomplètement des vagues technologiques, en particulier à cause de rigidités structurelles ou de politiques économiques inadéquates. Ainsi, certains pays n’ont pas su pleinement se transformer d’économies de rattrapage en économies de l’innovation. La comparaison entre la Suède et le Japon (Bergeaud et al., 2014) est particulièrement édifiante : d’un côté, une croissance de la productivité qui s’accélère en Suède, de l’autre une croissance de la productivité qui ralentit au Japon (graphiques 2).
Graphique 2
Tendance de la productivité globale des facteurs en Suède et au Japon
Source : Bergeaud et al., 2014.
Par ailleurs, l’innovation et les politiques d’encouragement à l’innovation permettent non seulement d’agir sur l’offre, mais également sur la demande, et d’éviter la situation décrite par Summers, à savoir une stagnation caractérisée par une trappe à liquidités et par l’insuffisance de la demande agrégée. Ainsi, Benigno et Fornaro (2015), à partir d’un modèle d’inspiration keynésienne, montrent que deux états stationnaires peuvent être atteints : d’une part un état stationnaire caractérisé par un équilibre de plein emploi et une croissance au niveau du potentiel ; d’autre part un état stationnaire de « trappe à stagnation ». Dans cet équilibre, la faiblesse de la demande agrégée déprime l’investissement en innovation, ce qui tire le taux d’intérêt nominal vers zéro et entretient la faiblesse de la demande agrégée. Pour déterminer l’équilibre qui sera choisi, Benigno et Fornaro soulignent le rôle crucial des anticipations : lorsque les agents anticipent une faible croissance, donc un faible revenu, cela entraîne une baisse de la demande agrégée, et partant, une baisse du profit des entreprises et de leurs investissements. Des anticipations défavorables peuvent ainsi créer les conditions d’une stagnation caractérisée par une faible demande agrégée, un chômage involontaire et une politique monétaire inefficace. En revanche, les politiques d’encouragement et de subvention à l’innovation peuvent sortir une économie de la « trappe à stagnation » : l’innovation n’agit pas seulement sur l’offre, mais également permet d’améliorer les anticipations et de stimuler la demande agrégée.
3 – Réformes structurelles et politiques macroéconomiques
L’économie américaine s’est montrée plus résiliente que l’économie européenne après la crise financière de 2008. Certains ont blâmé le manque de réactivité macroéconomique en Europe alors que d’autres ont mis en exergue les lenteurs de la France à adopter des réformes structurelles qui auraient permis d’agir sur la croissance potentielle. De fait, face à une récession, il y a toujours d’un côté ceux qui prônent des politiques de relance (notamment par le déficit et la dépense publics), et de l’autre ceux qui prônent un désengagement de l’État sauf pour garantir la régulation des marchés.
Notre sentiment est que les deux facteurs jouent simultanément ; en particulier, les rigidités persistantes sur les marchés des biens et du travail réduisent l’impact de toute politique macroéconomique « proactive ». Au fond, nous ne faisons que paraphraser le Président de la BCE, Mario Draghi, qui déclarait il y a deux ans à Bretton Woods que la BCE ne pouvait faire que la moitié du chemin en assouplissant sa politique monétaire, et qu’il revenait aux États de faire l’autre moitié du chemin en réformant.
Pour inciter les entreprises à innover, la réforme du marché des produits est cruciale : selon le FMI, elle aurait un impact plus élevé que la réforme du marché du travail. L’impact relativement modeste des réformes du marché du travail montre que les effets de ces réformes sur la productivité et le PIB sont assez faibles (voir Barnes et al., 2011, Bouis et Duval, 2011), surtout si les dépenses publiques associées à ces mesures sont compensées par des mesures d’austérité supplémentaires par ailleurs (Antonin, 2014). En revanche, selon le modèle GIMF (Global Integrated Monetary and Fiscal Model) utilisé par le FMI, si la réforme du marché du travail s’accompagne de réformes du marché des produits, alors le potentiel de croissance augmente fortement. En zone euro, la réforme simultanée du marché des biens et des produits augmenterait le PIB de 4,1 points de pourcentage au bout de 5 ans [3], et de 12,3 points à long terme (Schindler et al., 2014).
De fait, les résultats préliminaires d’une recherche menée par Aghion, Farhi et Kharroubi (2017) suggèrent une complémentarité entre réformes structurelles et politique monétaire plus contracyclique (avec des taux d’intérêt plus faibles en période de récession et plus élevés en période d’expansion). Une politique monétaire contracyclique est favorable à la croissance, en particulier dans les secteurs soumis à des contraintes de crédit ou à des contraintes de liquidités. En effet, elle réduit le montant des liquidités que les entrepreneurs doivent mettre de côté pour se prémunir contre le risque futur de liquidité. Par ailleurs, l’effet sera plus fort dans les pays ayant une faible réglementation du marché des biens [4]. À l’inverse, lorsque le marché des biens est très réglementé, l’évolution cyclique des taux d’intérêt à court terme n’a pas d’impact sur la croissance : les entreprises bénéficient d’une rente et ne sont pas sensibles aux changements de conditions financières. Par ailleurs, la baisse inattendue des rendements obligataires publics dans les pays de la zone euro – consécutive à l’annonce de l’OMT (Opération monétaire sur titres) par la BCE en septembre 2012 – a eu un impact beaucoup plus fort sur la croissance des secteurs les plus endettés, mais uniquement dans les pays ayant une faible réglementation des marchés de biens et services. Dans les pays où la réglementation est forte, la baisse des rendements n’a eu soit aucun effet soit un effet positif sur les secteurs les moins endettés. La réglementation du marché de biens et services a ainsi détourné le financement de la BCE des secteurs endettés vers les secteurs bénéficiant d’une rente.
Autrement dit, en nous montrant plus audacieux en matière de réformes structurelles, non seulement nous inciterons nos voisins rhénans et la BCE à accepter des politiques macroéconomiques plus souples, mais surtout nous augmenterons les gains de croissance à attendre d’un tel assouplissement macroéconomique.
4 – Inégalités et croissance inclusive
Au cours des dernières décennies, on a assisté dans les pays développés à une augmentation accélérée des inégalités de revenus, en particulier tout en haut de l’échelle des revenus : ainsi, le « top 1% » a vu sa part dans le revenu total augmenter rapidement. Différentes explications ont été proposées pour rendre compte de ce fait, mais qui n’ont pas toujours été adéquatement confrontées aux données et à l’analyse empirique. La forte corrélation entre inégalité et innovation reflète un lien causal de l’innovation vers l’inégalité extrême : les revenus de l’innovation contribuent de façon significative à l’augmentation de la part du revenu détenue par le « top 1 % » (Aghion et al., 2015). Il est crucial de savoir que l’augmentation du « top 1% » résulte en partie de l’innovation et non pas seulement de rentes foncières et spéculatives. En effet, l’innovation creuse certes les inégalités, mais elle a également des vertus que les autres sources de hauts revenus n’ont pas nécessairement.
Il y a d’abord le fait que l’innovation est le principal moteur de croissance dans les économies développées. Ce fait est largement étayé par des études empiriques montrant une corrélation de plus en plus forte entre croissance et investissements en R&D ou entre croissance et flux de brevets, à mesure qu’un pays se rapproche de la frontière technologique. En second lieu, s’il est vrai que l’innovation profite dans le court terme à ceux qui ont engendré ou permis l’innovation, dans le long terme les rentes de l’innovation se dissipent à cause de l’imitation et de la destruction créatrice (le remplacement par de nouvelles innovations), et à cause de l’expiration des brevets au bout de 20 ans. Autrement dit l’inégalité générée par l’innovation est de nature temporaire. En troisième lieu, le lien entre innovation et destruction créatrice fait que l’innovation génère de la mobilité sociale : elle permet en effet à de nouveaux talents d’entrer sur le marché et d’évincer (partiellement ou totalement) les firmes en place. Il est intéressant, à cet égard, de remarquer qu’aux États-Unis la Californie (qui est actuellement l’État américain le plus innovant) devance largement l’Alabama (qui est parmi les États américains les moins innovants) à la fois en matière d’inégalités de revenus au niveau du 1 % supérieur de l’échelle des revenus et en matière de mobilité sociale.
Au total, l’innovation propulse son (ses) bénéficiaire(s) dans les tranches les plus élevées de la distribution des revenus, et en même temps l’innovation stimule la mobilité sociale.
Comment alors réconcilier croissance par l’innovation et mobilité sociale ? Une démarche prometteuse semble être d’abord d’identifier les leviers de croissance dans le contexte de l’économie considérée ; puis ensuite d’analyser les effets de chacun des leviers de croissance sur les différentes mesures d’inégalités : inégalités de revenu au sens large (Gini, …), part des revenus captés par le 1 % supérieur de l’échelle des revenus ou encore mobilité sociale. Nous avons vu que l’innovation affectait ces différentes mesures d’inégalités différemment, et en particulier qu’elle augmentait la mobilité sociale.
Il se trouve que les principaux leviers de croissance par l’innovation ont eux-mêmes un effet positif sur la mobilité sociale. Ces leviers ont été identifiés dans des travaux antérieurs [5] comme étant l’éducation (en particulier l’enseignement supérieur), un marché du travail plus dynamique et un marché des biens et services plus concurrentiel, une fiscalité favorable à l’innovation. Quel est l’effet de ces différents leviers de croissance sur la mobilité sociale ?
L’éducation est « inclusive » au sens qu’elle tend à accroître la mobilité sociale et à réduire les inégalités de revenu au sens large : Chetty et al. (2014) montrent par exemple que la mobilité sociale est positivement corrélée avec les résultats obtenus aux tests éducatifs.
Peut-être plus surprenant est le fait que la flexibilité du marché du travail et celle du marché des produits apparaissent également comme favorisant la mobilité sociale, ainsi que le montre le graphique 3 ci-après basé sur des travaux en cours avec Alexandra Roulet. Sur données américaines, nous observons que quand la destruction créatrice augmente, le différentiel de résultats entre enfants issus de familles à hauts revenus et enfants issus de familles à bas revenus diminue, et par conséquent la mobilité sociale augmente.
Graphique 3
Mobilité sociale et destruction créatrice des entreprises aux États-Unis
Sources : Les données d’entreprises sont basées sur les données de recensement Business Dynamics Statistics et les données de mobilité sociale sont issues du Equality of Opportunity Project.
Ce sont des nouvelles encourageantes : les leviers de croissance par l’innovation ont également la vertu de stimuler la mobilité sociale. Une chose enfin est certaine à la lumière de nos discussions précédentes : s’attaquer à l’innovation par le biais d’une fiscalité inadéquate équivaut à réduire non seulement la croissance mais également la mobilité sociale.
5 – Conclusion
Dans cet article, nous avons abordé trois débats ravivés par la crise de 2008 : le débat sur la stagnation séculaire, le débat sur l’articulation entre politique macroéconomique et réformes structurelles et le débat sur le creusement des inégalités et le lien entre inégalités, innovation et croissance.
Nous avons essayé d’expliquer en quoi, sur chacun de ces débats, le paradigme schumpetérien permet de raisonner différemment et suggère à la fois de nouveaux questionnements sur le processus de croissance et des solutions en matière de politiques de croissance.
Tout d’abord, notre discussion sur la stagnation séculaire nous a conduit à l’idée que la croissance de la productivité n’est pas mesurée correctement et est en fait largement sous-estimée, et qu’au total si nos économies sont effectivement sujettes à des mouvements séculaires, liés à la diffusion de nouvelles révolutions technologiques, on peut difficilement parler de stagnation une fois la croissance correctement mesurée.
Notre discussion sur les politiques macroéconomiques et les réformes structurelles, a montré qu’il y a complémentarité entre d’une part des politiques macroéconomiques (fiscales et/ou monétaires) plus réactives au cycle économique, et d’autre part des réformes structurelles qui fluidifient les marchés : c’est ce que nous appelons « l’approche Draghi ».
Enfin, notre analyse de la relation entre innovation et inégalités a montré que si l’innovation contribue à augmenter la part du 1% supérieur dans le revenu total d’un pays, dans le même temps l’innovation et les réformes qui la sous-tendent permettent de stimuler la mobilité sociale en vertu de la destruction créatrice. Par conséquent, une politique fiscale intelligente doit traiter l’innovation différemment d’autres sources d’accroissement des inégalités en haut de l’échelle des revenus.
Références
Akcigit U., J. Grigsby et T. Nicholas, 2016, « The Birth of American Ingenuity: Innovation and Inventors of the Golden Age », University of Chicago Working Paper.
Acemoglu D. et P. Restrepo, 2017, « Secular Stagnation ? The Effect of Aging on Economic Growth in the Age of Automation », NBER Working Paper, n° 23077.
Aghion P., 2017, « Entrepreneurship and growth: Lessons from an intellectual journey », Small Business Economics, 48(1) : 9-24.Consulter
Aghion P., U. Akcigit, A. Bergeaud, R. Blundell et D. Hémous, 2015, « Innovation and top income inequality », NBER Working Paper, n° 21247.
Aghion P., A. Bergeaud, T. Boppart, P. Klenow et H. Li, 2017, « Missing Growth from Creative Destruction », mimeo Collège de France.Consulter
Aghion P., A. Bergeaud, T. Boppart et S. Bunel, 2017b, « Missing Growth in France », mimeo Collège de France.
Aghion P. et P. Howitt, 1992, « A Model of Growth Through Creative Destruction », Econometrica, 60 : 323-351.Consulter
Antonin C., 2014, « Réforme du marché du travail en Italie : Matteo Renzi au pied du mur », OFCE les notes, 48 :1-9.
Barnes S., R. Bouis, P. Briard, D. Dougherty et M. Eris, 2011, « The GDP Impact of Reform: A Simple Simulation Framework », OECD Economics Department Working Papers, n° 834, OECD Publishing.
Baslandze S., 2016, « The Role of the IT Revolution in Knowledge Diffusion, Innovation and Reallocation », mimeo EIEF.
Benigno G. et L. Fornaro, 2015, « Stagnation Traps », Working paper, London School of Economics et CREI.
Bergeaud A., G. Cette et R. Lecat, 2014, « Productivity Trends from 1890 to 2012 in Advanced Countries », Document de travail de la Banque de France, n° 475.
Bouis R. et R. Duval, 2011, « Raising Potential Growth After the Crisis: A Quantitative Assessment of the Potential Gains from Various Structural Reforms in the OECD Area and Beyond », OECD Economics Department Working Papers, n° 835, OECD Publishing, Paris.
Chetty R., N. Hendren, P. Kline et E. Saez, 2014, « Where is the land of opportunity? The geography of intergenerational mobility in the United States », The Quarterly Journal of Economics, 129(4) : 1553-1623.Consulter
Crafts N., 2002, « The Solow Productivity Paradox in Historical Perspective », CEPR Discussion Paper Series, n° 3142.
Fraumeni B. M., 2001, « E-commerce: Measurement and measurement issues », The American Economic Review, 91(2) : 318-322.Consulter
Gordon R., 2000, « Does the New Economy Measure up to the Great Inventions of the Past? », Journal of Economic Perspectives, 14(4) : 49-74.Consulter
Gordon R., 2016, The Rise and Fall of American Growth, Princeton University Press, Princeton New Jersey.Consulter
Gordon R., 2012, « Is US Economic Growth Over? Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds », NBER Working Paper, n° 18315.
Hansen A., 1938, « Economic Progress and the Declining Population Growth », American Economic Review, 29(1) ; 1-15.
Litan R. E. et A. M. Rivlin, 2001, « Projecting the economic impact of the internet”, American Economic Review, 91(2) : 313–17.Consulter
Meadows D. H. et al., 1972, The limits to growth: A report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, New York: Universe Books.
OFCE Département analyse et prévision, 2017, « La routine de l’incertitude, Perspectives 2017-2018 pour l’économie mondiale et la zone euro », Revue de l’OFCE, 151 : 13-128.Consulter sur Cairn.info
Summers L., 2013, « Why Stagnation Might Prove to Be the New Normal », The Financial Times.
Schindler M., H. Berger, B. B. Bakker et A. Spilimbergo, 2014, Jobs and Growth: Supporting the European Recovery: Supporting the European Recovery, Fonds monétaire international.
Teulings C. et R. Baldwin, 2014, Secular Stagnation: Facts, Causes and Cures, CEPR Press.
DECRYPTAGE. Si le vote reste l’outil de participation politique le plus massif, les différentes générations n’ont pas la même attitude vis-à-vis de cet outil. Par Patricia Loncle, École des hautes études en santé publique (EHESP)
Patricia Loncle
Publié le 29/03/22 à 09:55
Photo d’illustration
Les jeunes Français et les jeunes Françaises, comme l’ensemble des jeunes Européens et dans une certaine mesure comme leurs aînés et aînées, tendent à s’abstenir toujours davantage de voter. Une attitude qui semble se renforcer au fil des décennies. Cet éloignement est encore plus prononcé chez les jeunes peu diplômés et rencontrant des difficultés d’intégration sociale.
Le phénomène a été étudié de manière approfondie par un certain nombre d’auteurs et d’autrices. Anne Muxel, en particulier, a souligné l’existence d’un moratoire concernant les jeunes et leur relation au vote (c’est-à-dire d’une période de transition pendant laquelle les jeunes ne votent pas) ainsi que le caractère politique de leurs abstentions.
Analysant ainsi les raisons de l’abstention des jeunes lors des élections de 2017, elle montre que 48 % des jeunes se déclarent insatisfaits et insatisfaites de l’offre électorale : ils utilisent l’abstention pour manifester leur mécontentement (31 %) et expriment des doutes sur la capacité de l’élection à changer réellement les choses (31 %). Ainsi que le soulignent les résultats d’un tout récent sondage Ipsos, seulement 47 % des jeunes de moins de 24 ans se déclarent certains de se rendre aux urnes au printemps 2022 (contre 65 % de la population générale et 79 % des plus de 70 ans). Les jeunes insistent, comme en 2017, sur leur faible enthousiasme vis-à-vis des candidates et candidats déclarés.
Une conception exigeante de la démocratie
Comme le pointe Vincent Tiberj, si le vote reste l’outil de participation politique le plus massif, les différentes générations n’ont pas la même attitude vis-à-vis de cet outil – cet auteur rappelle qu’en 2020, à l’occasion des élections municipales et malgré l’épidémie de Covid, 20 millions de Françaises et Français se sont déplacés alors que les manifestations massives « Je suis Charlie » n’ont rassemblé « qu’un » million et demi de personnes.
Alors que les plus âgés tendent à recourir au vote de manière systématique, les plus jeunes en font un usage intermittent, et ce même parmi les plus diplômés. L’explication de cet éloignement des jeunes vis-à-vis du vote est sans doute à rechercher du côté de la défiance institutionnelle de cette population vis-à-vis des responsables politiques.
Ainsi que le met en évidence Tom Chevalier, par le biais de travaux comparatifs, plus l’action publique se base sur des critères de citoyenneté socio-économique inclusive, plus les jeunes ont confiance dans les institutions et, à l’inverse, plus les jeunes se trouvent confrontés à des normes restrictives (une citoyenneté refusée pour reprendre les termes de l’auteur), plus la confiance des jeunes à l’égard des institutions tend à décroître.
Cela dit, pour comprendre les relations entretenues entre les jeunes et le politique, il faut sans doute sortir d’une perspective essentiellement dépréciative.
Tout d’abord, les travaux de recherche montrent que les jeunes, de plus en plus diplômés et au fait des enjeux sociaux, ont une conception exigeante de la démocratie, basée sur une relation à la fois distante et critique, alimentée par leurs capacités à décoder les discours, à comprendre les jeux de la scène politique et à remettre en question la capacité des gouvernants à vraiment agir sur les défis globaux.
En outre, ils et elles font preuve d’une plus grande tolérance vis‑à‑vis de certaines questions sociales comme celle de l’immigration par exemple. Dans la même veine, Camille Bedock souligne que, si les jeunes se disent moins attachés que leurs aînés à l’importance d’être gouvernés démocratiquement (8.3 sur une échelle de 0 à 10 pour les personnes nées après 1990 contre 8.6 en moyenne), ils et elles considèrent que l’égalité des droits entre les hommes et les femmes est particulièrement importante (8.6 contre 8.3 en moyenne), que la redistribution par l’impôt est un outil intéressant (6.2 contre 6 en moyenne) de même que l’égalisation des revenus (6.2 contre 5.8). Ils et elles se montrent donc dans le même temps plus détachés des règles démocratiques et plus attachés à des valeurs sociales fortes.
Ensuite, en dehors des rencontres électorales, les jeunes développent des formes d’engagement multiples. Là encore, un certain nombre de chercheurs et chercheuses ont pu mettre en évidence des évolutions dans les manières dont les jeunes s’engagent aujourd’hui. Dès les années 1990, Jacques Ion avait souligné une prise de distance vis-à-vis des modes classiques de représentation politique à travers le vote, l’adhésion à un parti politique, à un syndicat ou encore à une association nationale, et avait insisté sur l’émergence de ce qu’il a appelé des formes d’engagement « Post-it », plus réversibles, en pointillé et marquées par des exigences du point de vue de la délégation de la parole.
Grande diversité des engagements
Plus récemment, Sarah Pickard a proposé la notion de « Do it yourself politics » pour qualifier les comportements politiques des jeunes. Selon elle, ces derniers développent de nouvelles conceptions dans lesquelles l’engagement devient composite et multiforme dans la mesure où la même personne peut à la fois s’engager dans la sphère privée (en pratiquant la réduction des déchets par exemple) et au local (en adhérant à une association de son territoire) tout en militant à l’échelle nationale pour une cause particulière et en signant des pétitions internationales sur des sujets devenus globaux comme #Metoo, Black lives matter ou encore Fridays for Future.
Par ailleurs, il est possible d’insister sur le fait que l’engagement des jeunes peut s’exprimer à la fois dans une certaine proximité avec les institutions, car les jeunes s’impliquent dans les dispositifs de participation promus par les pouvoirs publics (qu’il s’agisse de Conseils de jeunes, du Service civique ou bien des bourses de soutien aux projets de jeunes) ou bien totalement en marge des pouvoirs publics ou encore en opposition avec ces derniers.
Dans une recherche européenne récente sur l’engagement des jeunes au niveau local en Europe, nous avons ainsi eu l’occasion de montrer la grande diversité de ces formes d’engagement dans les domaines de l’écologie, de l’accueil des personnes exilées, de la lutte contre la précarité ou bien encore pour la défense des personnes LGBTQ. Si, dans certains cas, peu fréquents, les responsables politiques s’appuient sur ces mouvements, dans la vaste majorité des cas, ils et elles ont tendance à les mettre de côté ou à simplement ne pas les considérer comme des formes d’expression politique.
Pourtant, les mobilisations de jeunes peuvent parfois jouer des rôles tout à fait importants alors même que les pouvoirs publics refusent de s’impliquer. C’est singulièrement le cas pour les personnes exilées déboutées du droit d’asile où la solidarité déployée par les jeunes vient pallier l’absence d’intervention publique.
Il est donc sans doute nécessaire, pour comprendre quels sont les rapports noués entre les jeunes et le politique aujourd’hui, de reconnaître à la fois la distance critique qu’exercent les jeunes quand ils et elles s’abstiennent et l’importance de leurs capacités de mobilisation sur des sujets sociaux cruciaux et parfois peu couverts par les pouvoirs publics.
Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de vie. Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés concerts. Mozart est condamné.
Et je regagnai mon wagon. Je me disais : ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n’est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent pas. C’est quelque chose comme l’espèce humaine et non l’individu qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente, c’est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misère, dans laquelle, après tout, on s’installe aussi bien que dans la paresse. .. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné.
Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme. Antoine de Saint Exupéry. Terre des hommes, 1939
« Au cœur de cette difficulté particulière, à savoir trouver une solution impartiale unique au problème de la société parfaitement juste, il y a une « durabilité » de logiques de justice plurielles et concurrentes, qui peuvent toutes prétendre à l’impartialité mais n’en sont pas moins différentes – et rivales. En voici un exemple : il s’agit de décider lequel de ces trois enfants – Anne, Bob ou Carla – doit recevoir la flûte qu’ils se disputent. Anne la revendique au motif qu’elle est la seule des trois à savoir en jouer (les autres ne le nient pas) et qu’il serait vraiment injuste de refuser cet instrument au seul enfant capable de s’en servir. Sans aucune autre information, les raisons de lui donner la flûte sont fortes.
Autre scénario : Bob prend la parole, défend son droit à avoir la flûte en faisant valoir qu’il est le seul des trois à être pauvre au point de ne posséder aucun jouet. Avec la flûte, il aurait quelque chose pour s’amuser (les deux autres concèdent qu’ils sont plus riches et disposent d’agréables jouets). Si l’on n’entend que Bob et pas les autres enfants, on a de bonnes raisons de lui attribuer la flûte.
Dans le troisième scénario, c’est Carla qui fait remarquer qu’elle a travaillé assidûment pendant des mois pour fabriquer cette flûte (les autres le confirment) et au moment précis où elle atteint au but, « juste à ce moment-là » se plaint-elle, « ces extirpateurs tentent de [lui] prendre la flûte ». Si l’on n’entend que les propos de Carla, on peut être enclin à lui donner la flûte, car il est compréhensible qu’elle revendique un objet fabriqué de ses propres mains.
Mais si l’on a écouté les trois enfants et leurs logiques respectives, la décision est difficile à prendre. Les théoriciens de différentes tendances, comme les utilitaristes, les partisans de l’égalitarisme économique ou encore les libertariens purs et durs, diront peut-être que la solution juste, évidente crève les yeux. Mais il est à peu près certain que ce ne sera pas la même.
Il est probable que Bob, le plus pauvre, serait assez énergiquement soutenu par l’égalitariste économique, bien décidé à réduire les écarts entre les ressources économiques des gens. Et que Carla, la fabricante, éveillerait la sympathie immédiate du libertarien. C’est peut-être l’hédoniste utilitariste qui aurait le plus de mal à se décider, mais il serait sûrement enclin à trouver important, plus que le libertarien ou l’égalitariste, le plaisir d’Anne, qui sera probablement le plus intense des trois puisqu’elle est la seule à savoir jouer de la flûte. Néanmoins, il verrait aussi que le « gain de bonheur » serait chez Bob plus grand que chez les autres, en raison de son état de privation relative. Le « droit » de Carla à posséder ce qu’elle a fabriqué risque fort de ne pas éveiller chez l’utilitariste d’écho immédiat, mais une réflexion utilitariste plus poussée ferait néanmoins une place à la nécessité d’inciter au travail, de créer une société qui soutient et encourage la production d’utilités en autorisant chacun à garder ce qu’il produit par ses propres efforts. Le soutien du libertarien à Carla ne dépendra pas, comme ce serait nécessairement le cas pour l’utilitariste, d’une réflexion sur les incitations : un libertarien admet d’emblée le droit d’une personne à posséder ce qu’elle a produit. L’idée du droit aux fruits de son travail peut réunir une droite libertarienne et la gauche marxiste (et peu importe que chacune soit gênée de se retrouver en compagnie de l’autre).
L’idée générale qui s’impose ici est qu’il n’est pas facile de récuser d’emblée comme infondée l’une ou l’autre de ces revendications, qui reposent respectivement sur la recherche de la satisfaction humaine, l’élimination de la pauvreté et le droit de jouir des fruits de son travail. Les différentes solutions reposent toutes sur des arguments sérieux, et il est très difficile de déclarer, sans quelque arbitraire, que l’une d’elles doit incontestablement l’emporter.
Je voudrais aussi attirer ici l’attention sur un fait assez évident : les arguments qui fondent les positions des trois enfants divergent non pas sur ce qui constitue l’avantage individuel (tous les enfants estiment avantageux d’avoir la flûte et leurs raisonnements respectifs intègrent cette idée), mais sur les principes généraux qui doivent régir l’attribution des ressources. Ces différences portent sur la façon de prendre des mesures sociales et sur le type d’institutions sociales qu’il convient de choisir, et, par conséquent, sur les réalisations sociales qui en résulteront. Ce n’est pas seulement que les intérêts particuliers de ces trois enfants diffèrent (même si c’est le cas, bien sûr), c’est aussi que chacun des trois arguments renvoie à un type différent de logique impartiale et non arbitraire ».
Amartya SEN, L’idée de justice, Flammarion, 2009, pp. 38-40
Philippe Martin, le Doyen de l’Ecole des affaires publiques et professeur à Sciences Po (Paris) nous a quitté en décembre 2023. J’ai eu la chance de suivre le cours d’Intégration européenne (European integration) dispensé par Philippe Martin en anglais à l’Université de Paris 1 pendant ma maîtrise (première année de Master). Son cours avait une forte composante économie géographique et nous avons étudie le modèle centre-périphérie (core-pheriphery), the lock-in effect et les externalités positives (spillovers). Ce cours nous a permis de mieux comprendre le choix certaines activités économiques dans des différentes régions de l’Europe.
Il était diplômé de Sciences Po et est titulaire d’un doctorat d’économie de l’Université de Georgetown (Washington DC). Avant d’enseigner en France, il a été économiste à la Federal Reserve Bank of New York et professeur assistant à Genève. Il a reçu le prix du meilleur jeune économiste en France en 2002.
Ses travaux de recherche portent sur le commerce international et la macroéconomie internationale. Il a publié des articles dans American Economic Review, Quarterly Journal of Economics, Review of Economic Studies et Journal of International Economics entre autres. Il a aussi co‐écrit un ouvrage sur l’économie géographique publié par Princeton University Press ainsi que des ouvrages aux éditions de la rue d’Ulm/CEPREMAP et Oxford University Press.
Il a été directeur du Département d’économie de Sciences Po, professeur à l’Université de Paris 1‐Panthéon‐Sorbonne, à l’École d’économie de Paris, à l’Ecole Polytechnique et membre de l’Institut universitaire de France.
Il a été conseiller économique de Emmanuel Macron (2015‐2016) lorsque celui ci‐était ministre de l’Économie.
Il a été Président délégué du CAE de janvier 2018 à septembre 2022. Il est aussi Vice‐président et Research Fellow au Center for Economic Policy Research (CEPR, Londres).
Bienvenu sur ce blog dont le but est de renseigner sur l’actualité économique et sociale.
Il est également destiné à tous ceux qui désire comprendre des questions liées à l’économie et à la sociologie.
L’éducation est un autre but de ce blog. Ce blog permet de mieux comprendre des notions essentielles en économie et en sociologie à travers des explications, des commentaires et des exercices, ainsi que des supports de cours.
Vous pouvez aussi y trouver mes réflexions et parfois des photos que j’ai prises de notre réalité.