« Au cœur de cette difficulté particulière, à savoir trouver une solution impartiale unique au problème de la société parfaitement juste, il y a une « durabilité » de logiques de justice plurielles et concurrentes, qui peuvent toutes prétendre à l’impartialité mais n’en sont pas moins différentes – et rivales. En voici un exemple : il s’agit de décider lequel de ces trois enfants – Anne, Bob ou Carla – doit recevoir la flûte qu’ils se disputent. Anne la revendique au motif qu’elle est la seule des trois à savoir en jouer (les autres ne le nient pas) et qu’il serait vraiment injuste de refuser cet instrument au seul enfant capable de s’en servir. Sans aucune autre information, les raisons de lui donner la flûte sont fortes.
Autre scénario : Bob prend la parole, défend son droit à avoir la flûte en faisant valoir qu’il est le seul des trois à être pauvre au point de ne posséder aucun jouet. Avec la flûte, il aurait quelque chose pour s’amuser (les deux autres concèdent qu’ils sont plus riches et disposent d’agréables jouets). Si l’on n’entend que Bob et pas les autres enfants, on a de bonnes raisons de lui attribuer la flûte.
Dans le troisième scénario, c’est Carla qui fait remarquer qu’elle a travaillé assidûment pendant des mois pour fabriquer cette flûte (les autres le confirment) et au moment précis où elle atteint au but, « juste à ce moment-là » se plaint-elle, « ces extirpateurs tentent de [lui] prendre la flûte ». Si l’on n’entend que les propos de Carla, on peut être enclin à lui donner la flûte, car il est compréhensible qu’elle revendique un objet fabriqué de ses propres mains.
Mais si l’on a écouté les trois enfants et leurs logiques respectives, la décision est difficile à prendre. Les théoriciens de différentes tendances, comme les utilitaristes, les partisans de l’égalitarisme économique ou encore les libertariens purs et durs, diront peut-être que la solution juste, évidente crève les yeux. Mais il est à peu près certain que ce ne sera pas la même.
Il est probable que Bob, le plus pauvre, serait assez énergiquement soutenu par l’égalitariste économique, bien décidé à réduire les écarts entre les ressources économiques des gens. Et que Carla, la fabricante, éveillerait la sympathie immédiate du libertarien. C’est peut-être l’hédoniste utilitariste qui aurait le plus de mal à se décider, mais il serait sûrement enclin à trouver important, plus que le libertarien ou l’égalitariste, le plaisir d’Anne, qui sera probablement le plus intense des trois puisqu’elle est la seule à savoir jouer de la flûte. Néanmoins, il verrait aussi que le « gain de bonheur » serait chez Bob plus grand que chez les autres, en raison de son état de privation relative. Le « droit » de Carla à posséder ce qu’elle a fabriqué risque fort de ne pas éveiller chez l’utilitariste d’écho immédiat, mais une réflexion utilitariste plus poussée ferait néanmoins une place à la nécessité d’inciter au travail, de créer une société qui soutient et encourage la production d’utilités en autorisant chacun à garder ce qu’il produit par ses propres efforts. Le soutien du libertarien à Carla ne dépendra pas, comme ce serait nécessairement le cas pour l’utilitariste, d’une réflexion sur les incitations : un libertarien admet d’emblée le droit d’une personne à posséder ce qu’elle a produit. L’idée du droit aux fruits de son travail peut réunir une droite libertarienne et la gauche marxiste (et peu importe que chacune soit gênée de se retrouver en compagnie de l’autre).
L’idée générale qui s’impose ici est qu’il n’est pas facile de récuser d’emblée comme infondée l’une ou l’autre de ces revendications, qui reposent respectivement sur la recherche de la satisfaction humaine, l’élimination de la pauvreté et le droit de jouir des fruits de son travail. Les différentes solutions reposent toutes sur des arguments sérieux, et il est très difficile de déclarer, sans quelque arbitraire, que l’une d’elles doit incontestablement l’emporter.
Je voudrais aussi attirer ici l’attention sur un fait assez évident : les arguments qui fondent les positions des trois enfants divergent non pas sur ce qui constitue l’avantage individuel (tous les enfants estiment avantageux d’avoir la flûte et leurs raisonnements respectifs intègrent cette idée), mais sur les principes généraux qui doivent régir l’attribution des ressources. Ces différences portent sur la façon de prendre des mesures sociales et sur le type d’institutions sociales qu’il convient de choisir, et, par conséquent, sur les réalisations sociales qui en résulteront. Ce n’est pas seulement que les intérêts particuliers de ces trois enfants diffèrent (même si c’est le cas, bien sûr), c’est aussi que chacun des trois arguments renvoie à un type différent de logique impartiale et non arbitraire ».
Amartya SEN, L’idée de justice, Flammarion, 2009, pp. 38-40
Laisser un commentaire